samedi 7 mai 2011

RDC : mieux vaut tuer l'enfant sorcier que lui vous tue


Succion-aspiration de l'intercesseur sur un bébé talqué (Gwenn Dubourthoumieu)

Accusés d'être des suppôts de Satan, des enfants de Kinshasa sont chassés de leur famille et violentés. Avant de fuir dans la rue.

(De Kinshasa, RDC) Difficile de distinguer les corps endormis pêle-mêle sur le sol de béton. C'est encore une nuit sans électricité au centre d'accueil pour enfants de la rue de Matongue, à Kinshasa. Ruisselant du bain qu'il vient prendre ici chaque soir, Patrick, alias Michigan de son nom de « terrain », l'identité qu'il s'est choisie pour la rue, me mène vers ses congénères encore éveillés.

Sous un préau qui fait office de salle de classe la journée, une quinzaine de garçons de la rue, « schegués » ou « phaseurs » comme on les appelle en République démocratique du Congo, plaisantent avec leurs éducateurs du foyer Père Franck, gardiens de leur sommeil ce soir. Parmi eux, le jeune Sankas 13 ans, dans la rue depuis l'âge de 8 ans :

« C'est maman qui m'a chassé. Parce que je mangeais trop. Je réclamais. On m'a injurié et frappé avec un bâton pour que je dise que j'avais la sorcellerie.

Maman m'a amené à l'église de Bima [Eglise évangélique de la commune de Bumbu ndlr]. Là, on a dit que j'étais un sorcier. On m'a mis de l'huile sur les yeux pour me délivrer. Mais quand on est rentrés à la maison, maman a pris mes habits et m'a dit de partir, que j'étais un sorcier. »

Comme 80% des 30 000 à 50 000 mineurs qui mendient, travaillent, enfantent et dorment dans les rues de Kinshasa, Sankas a été chassé de sa famille (au sens élargi) après avoir été accusé de sorcellerie par une Eglise indépendante.

Une réalité sociale banale et acceptable

Plus de 7 000 dans la capitale congolaise, elles sont devenues un rouage essentiel dans le processus qui mène de nombreuses familles kinoises à abandonner leurs enfants. En procurant une caution spirituelle aux familles inquiètes, ces communautés aux inspirations diverses et combinées, souvent stigmatisées sous le nom d'Eglises de réveil (PDF), ont transformé, en moins de vingt ans, un phénomène restreint en une réalité sociale banale et acceptable.

Absence de services de base, d'assistance sociale, d'Etat tout court : les familles sont souvent désemparées face à la multiplicité des problèmes qu'elles affrontent (accident, maladie, mort, perte d'un emploi… sont souvent à l'origine des accusations).

Les Eglises sont devenues un repère local fondamental. Répondant à un besoin bien réel de soutien, les pasteurs affirment d'ailleurs fournir un remède efficace à ces foyers en crise. Mais de fait, ils initient et participent à une escalade de violence qui mène les enfants jusqu'à la rue, dont le quotidien brutal, entre loi du plus fort et débrouille, paraît alors plus supportable.

Les petits suppôts de Satan, des fardeaux dangereux
Loin des valeurs traditionnelles congolaises qui ont toujours considéré l'enfant comme une richesse, ces « visionnaires » s'appuient sur une utilisation fallacieuse de la croyance populaire en la sorcellerie et en livrent une version toute urbaine.

De sa nature originelle ambivalente (protectrice et menaçante à la fois), n'est retenu que le pouvoir maléfique, qui utilise les enfants, âmes malléables, pour accomplir son œuvre. Ainsi décrétés petits suppôts de Satan, ils deviennent des fardeaux officiellement dangereux dont parents, oncles, tantes, grands-mères, et le plus souvent « marâtres » (deuxième femme du père), jugent plus prudent de se débarrasser.

Car une fois la nature « démoniaque » d'un enfant déclarée, le ver est dans le fruit. Dans la plupart des cas, même après « opération spirituelle », si coûteuse et violente soit-elle, l'enfant sorcier demeure sorcier.

Laisser la porte de sa chambre ouverte, un « signe »

Pipi au lit, sommeil agité, ventre ballonné, épilepsie, petite taille, appétit, insolence, handicap… la liste des symptômes et des « comportements étranges » indiquant que le « mauvais esprit » s'est logé dans le corps de l'enfant est longue.

Le fait de laisser la porte de sa chambre ouverte en fait partie, nous apprend Nana, 19 ans, dont cette mauvaise habitude l'a conduite à la rue, pourchassée à l'aide de machettes et aujourd'hui prostituée, comme toutes les filles de le rue interrogées sur leurs moyens de subsistance.

Mais ces « signes » ne font pas encore de l'enfant un sorcier. Seule une autorité spirituelle est habilitée à valider les soupçons de la famille inquiète.

Le féticheur voit « jusqu'à la couleur [des] sous-vêtements »

Un « nganga » (féticheur) tient ce rôle dans certains cas. Plus souvent, ce sont les prophètes, qui grâce à l'Esprit qui entrent en eux « voient » tout de l'enfant : son âme, sa nature et « jusqu'à la couleur de ses sous-vêtements », soutient, menaçante, la prophétesse Maman Landu Jolie.

Seuls les parents trop indigents pour payer une séance de « révélation » s'en passent et jettent directement leur enfant à la rue.

Une fois désignés comme sorciers par le « visionnaire », les enfants en âge de s'exprimer doivent confesser leur nature démoniaque, ce qui constitue une étape vers la « délivrance », une forme d'exorcisme dont les Eglises de réveil se sont fait une spécialité.

« Faire accepter aux enfants qu'ils sont sorciers… »

Rappelons brièvement que la « nuit » qui y est évoquée désigne le « second monde », le monde parallèle et nocturne où règnent les esprits, les forces maléfiques et donc les sorciers. Les personnes du second monde « réclament ou demandent » des victimes aux personnes qu'elles ont ensorcelées : elles doivent alors « manger » des personnes de leur entourage.

Leurs victimes perdent leur emploi ou un enfant, tombent malades ou meurent dans le premier monde, tandis que les sorciers s'enrichissent dans le second monde. De fait, seule l'activité des prophètes est lucrative dans le premier monde.

L'« intercesseur » (un aide dévoué appartenant à l'Eglise) de Maman Jolie le résume dans une formule :

« Faire accepter aux enfants qu'ils sont sorciers n'est pas une mince affaire. »
« Ils m'ont battu pour que j'avoue »
Pour y parvenir, chaque Eglise a sa méthode maison. La pression psychologique, considérée comme la manière « douce », est plutôt rare. Le traitement subi par Exaucé, 13 ans, au cours d'une réclusion d'une à d'eux semaines au sein de l'Eglise, est plus commun.

Au centre « ouvert » (les enfants y viennent prendre un bain, manger et dormir la nuit, de leur plein gré) de l'Oseper à Matete, il raconte :

« J'étais parti à Brazzaville avec mon père. Quand nous sommes rentrés à Kinshasa, ma grand-mère était morte. Nous sommes allés à l'Eglise de mon grand-père pour le deuil. Le pasteur m'a désigné. Il a dit que j'avais mangé ma grand-mère. Ils m'ont gardé enfermé à l'Eglise avec des cordes aux pieds et aux mains. Je ne voyais pas dehors.

On faisait le jeûne pendant trois jours [méthode courante qui a pour objectif “ d” affamer le sorcier qui est en eux », ndlr]. Puis, on prenait la purge : un litre d'huile de palme à avaler [afin que l'enfant vomisse la chair humaine qu'il a ingérée, c'est par elle que lui a été transmis la sorcellerie]. On nous mettait dans les yeux une eau qui nous faisait pleurer [de l'eau salée mélangée à des herbes].

J'ai dit que je n'étais pas sorcier et que je ne comprenais rien de tout cela. Mais on voulait que je fasse la délivrance. On me versait la bougie fondue sur les pieds et le front. J'ai fui pour retrouver ma famille. Ils m'ont battu pour que j'avoue [c'est-à-dire pour qu'il accepte qu'il est sorcier, afin qu'on le délivre]. J'ai fui dans la rue. »

Si, contrairement à Exaucé, l'enfant finit par « accepter » qu'il est sorcier, ou s'il est tout simplement trop jeune pour fuir ou protester, un rituel d'aveu collectif, suivi d'une spectaculaire et lucrative délivrance sont organisés dans la communauté de fidèles à l'aide d'intercesseurs.

Une découpe symbolique à la machette

De nombreux pasteurs, devenus méfiants depuis les nombreuses publications de l'ONG Save the Children sur le sujet, décrivent ces séances comme une simple onction accompagnée de prières. C'est parfois le cas : le témoignage du jeune Sankas, par exemple, le confirme.

Mais les rites dont nous avons été témoins sont plus souvent pratiqués. Parmi eux : l'onction intégrale de la mère et de ses enfants à l'essence et au gros sel ou la purification figurée par une découpe symbolique de tout le corps à la machette (Eglise spirituelle des prophètes noirs au Congo).

Plus saisissante, la cérémonie pratiquée à la Communauté spirituelle des Noirs au Congo, d'inspiration kibanguiste. Accompagné des chants de l'assistance et après conditionnement des intercesseurs à la transe, alors que la température de l'Eglise atteint les 45°C sous la tôle brûlante, l'enfant (environ 7 mois dans ce cas) recouvert de talc, est maintenu dans sur une natte dans l'espace sacré, baptisé « bloc opératoire spirituel ».

Des « gourmettes diaboliques » hors du corps de l'enfant

Un intercesseur palpe l'enfant méthodiquement, exerçant de fortes pressions des pouces sur son estomac, pendant qu'il hurle et cherche à s'échapper. L'intervention chirurgico-spirituelle se pratique à bouche nue. L'homme applique ses lèvres bouche sur le ventre de l'enfant afin d'y pratiquer une succion-aspiration.

A trois reprises, il crache des morceaux de viande rose pâle dans une assiette, désignés comme de la chair humaine. Probablement dissimulés dans la bouche, ces bouts de viande crue censés avoir été ingérés par l'enfant dans le « deuxième monde » seraient le biais par lequel il aurait « reçu la sorcellerie ».

L'intercesseur me confie que « cancrelats, serpents, cartouches, arachides ou gourmettes diaboliques sortent parfois du corps de l'enfant ».

Dans les deux cas de délivrance cités, les enfants étaient malades : la première petite fille avait un « bulbon » sur le cou, le second faisait des poussées de fièvre nocturne et vomissait. Ils n'avaient « mangé » personne encore, mais coutaient cher en soins à la famille et ne guérissaient pas (signe de leur sorcellerie et non de l'incompétence des dispensaires locaux sans moyens ni formation).

Une peur viscérale de son propre enfant

Si les soupçons surviennent majoritairement à l'occasion d'un décès, d'une maladie ou de la perte d'un emploi, évènements qui génèrent de grandes tensions familiales et des recompositions forcées du foyer, la violence dont sont capables les parents envers les enfants déclarés sorciers indique à quel point la croyance est ancrée dans les mentalités.

Les parents ont viscéralement peur de leur progéniture. Certains éducateurs de centres pour enfants de la rue, m'ont aussi confié à voix basse que « si 90 % des accusations sont illégitimes, 10 % des enfants ont de réels pouvoirs maléfiques qu'ils exercent le nuit lorsqu'ils sont entre eux ».

Ces mêmes éducateurs affirment être « effrayés par les voix étranges qu'ils entendent dans la cour certaines nuits, quand ce ne sont pas des flammes qui jaillissent ».

Attaquée par sa tante à coups de fer à repasser

La rue est une alternative face à cette peur profonde de l'enfant, la tentative de meurtre en est une autre, plus extrême. Ainsi Elysée Ngoma, 10 ans, de parents divorcés confiée à sa tante lors du décès de sa mère, sera accusée de sorcellerie, après le décès de trois enfants dans son nouveau foyer.

D'abord brûlée par le prophète Kinda, en exercice à l'Eglise Laodicé (dans la commune de Barundu) en guise de délivrance, Elysée sera ensuite attaquée par sa tante à coups de fer à repasser, dont elle garde d'insoutenables traces sur la poitrine et le corps.

Elle finira par fuir dans la rue, où elle passera quatre mois avant d'être prise en charge par un centre d'assistance médico-sociale.

Hormis devant son psychologue, elle reste incapable de prononcer un mot. Aucune plainte n'a été déposée contre sa tante : le responsable du centre avance que le procès, trop onéreux, n'a quasiment aucune chance d'aboutir.

Neuf parents sur dix jugent leur enfant responsable

L'accusation de sorcellerie est pourtant illégale. Et depuis janvier 2011, grâce au travail solitaire et acharné de structures civiles comme le Réseau des éducateurs des enfants et jeunes de la rue (Reejer), d'ONG comme Save the Children ou de l'Unicef, un tribunal chargé de faire respecter la Convention relative aux droits de l'enfants a été mis en place.

« Il n'enregistre aucune activité pour le moment », regrette Rémy Mafu, président du Reejer, une association qui coordonne les activités des associations créées pour les enfants de la rue. La baisse du nombre de rafles d'enfants effectuées par la police est déjà considérée comme une victoire.

« Le nombre de réunifications familiales réussies progresse aussi, mais avec 650 nouveaux venus dans la rue chaque mois, le chiffre total d'enfants abandonnés ne cesse d'augmenter », déplore Rémy Mafu.

Concernant les mentalités, il reste confiant dans la « révolution tranquille » qu'il met en place, bien que le résultat de ses discussions avec les parents l'affole : neuf sur dix jugent leur enfant responsable de la situation dans laquelle il se trouve.

650 enfants rejoignent la rue chaque mois

Comme une partie importante des familles maintient une forte filiation avec une église historique (et ne recourt aux Eglises de reveil que pour la délivrance), « une déclaration de l'influent cardinal Edouard Musangwo sur le sujet pourrait être salutaire ». Mais aucune voix ne s'est fait entendre de ce côté-là.

Quant aux pasteurs, ils ne savent pas toujours ce qu'ils font : au cours d'ateliers de sensibilisation, Rémy Mafu a constaté qu'ils « n'avaient pas la moindre idée de ce qu'était une maladie psychosomatique, ni des symptômes bénins des maladies infantiles », certains sont convaincus d'agir au mieux pour les familles en proposant une délivrance.

Chaque mois, environ 650 enfants débarquent ainsi dans les rues de Kinshasa, 65 bébés y naissent, un tiers des enfants seulement est en contact avec une structure associative. Ils constituent une société parallèle, autonome, qui vit de la débrouille et de la prostitution. Le butin qu'ils sont censés s'être constitué dans le second monde ne les aide pas beaucoup dans le premier. Pauvres diables.

Source
Rue89, par Caroline Six, Journaliste, 27 mars 2011
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